Le contexte historique de cette imposture

Publication, le 17 mars 2014 ; dernière modification, le 15 avril 2014.

L’imposture de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann n’est pas uniquement celle de deux cinéastes documentaristes ambitieux et cyniques, elle s’inscrit dans un contexte historique. Cette imposture ne servait pas seulement les intérêts propres des deux imposteurs. Si cela avait été le cas, elle aurait été considérée comme telle depuis longtemps.

Une fois cette imposture exposée ici dans tous ses détails, nous travaillerons sur son contexte historique. Limitons-nous ici à quelques observations qui sont autant de pistes que nous développerons ultérieurement.

Une politique d’État

L’imposture de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann n’aurait pu prospérer sans l’accord et l’appui du pouvoir en RDA qui a activement participé à sa mise en scène  (Caroline Moine poursuit des recherches à ce propos). La sortie des films du Studio H&S sur le Chili accompagne le choix de la RDA d’apparaître comme le champion mondial de la solidarité avec le Chili et le souhait d’influer sur les dirigeants de l’Union populaire en exil. La majorité des principaux dirigeants des partis socialiste et communiste chiliens sont en RDA – même si l’immense majorité des réfugiés ont préféré les pays de l’Ouest à ceux de l’Est comme terres d’exil. À eux seuls, les films d’Heynowski et Scheumann réalisés en RDA de 1973 à 1983 font de ce pays le principal producteur au monde de films sur l’Union populaire et les premiers moments de la dictature.

H&S, le PCC et le MIR

On notera aussi ce parti pris politique : dans les dix documents d’Heynowski et Scheumann réalisés entre 1974 et 1983, la mention du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria) est totalement exclue aussi bien dans les commentaires que dans les images. La mention du MIR est l’objet d’une censure évidente. En 2003, pour expliquer l’origine de leur prétendu travail au sein de la droite chilienne, Walter Heynowski inventera une situation qu’il n’a de toute évidence jamais vécue  (voir note 1). Un récit qui a tout d’un règlement de comptes assez minable, quand on sait que les militants du MIR, quoique l’on pense de la stratégie politique de ce mouvement, ont payé le plus lourd tribut à la répression. Les films d’Heynowski et Scheumann s’inscrivent aussi dans le contexte d’une rivalité aigüe, jusqu’à l’hostilité ouverte, entre le Parti communiste chilien et le MIR.

La Guerre froide

Dans le contexte de la Guerre froide, l’importance accordée par la RDA à la dénonciation des camps de la junte militaire au Chili vient à point pour faire pièce à la sortie de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne qui remettait d’actualité le sujet des camps soviétiques. Marc Ferro, dans l’ouvrage déjà cité, évoque l’épisode suivant : « la présentation à l’ex ORTF [la télévision publique française de l’époque], en 1975, d’un film letton sur les camps en URSS (…) a suscité une intervention immédiate du PCF  [Parti communiste français] ». C’est le même Parti communiste, à travers UNI/CI/TÉ, qui se chargera de la diffusion des films d’Heynowski et Scheumann en France, tout particulièrement, la même année 1975, de J’étais, je suis, je serai où Heynowski et Scheumann s’attribuent le tournage des images de Chacabuco et Pisagua en réalité tournées sous la direction de Miguel Herberg.

L’imposture soutenue au Chili

Outre le contexte de la mise en place de l’imposture – celui de la RDA et de la Guerre froide – il convient aussi de réfléchir aux raisons de l’appui à l’imposture au Chili même, de 1974 jusqu’à aujourd’hui. Un appui qui, pour des raisons très différentes, est aussi bien le fait de la droite que de la gauche. Citons pour l’époque de la dictature et à titre d’exemple El Mercurio du 7 avril 1976 qui évoque les réalisateurs de la RDA de Yo he sido, yo soy, yo seré « quienes sorprendieron la buena fe de las autoridades chilenas filmando cuando estuvieron aqui incluso lugares de detención [qui ont surpris la bonne foi des autorités chiliennes en filmant quand ils ont été ici, y compris des lieux de détention] « . L’autorisation de se déplacer au Nord du Chili avait été délivrée à Miguel Herberg, sous son vrai nom et avec son vrai passeport espagnol. Une autorisation donnée par le général Pinochet lui-même, avec l’appui de Federico Willoughby, porte-parole et Secretario de Prensa de la junte militaire depuis le 11 septembre 1973. Tous les proches de la dictature dont les noms sont cités dans les agendas d’Herberg et qui l’avaient rencontré savaient à quoi s’en tenir. À moins de le vouloir, on ne pouvait vraiment pas se tromper sur la personne…

À l’autre bord, une bonne part de la gauche chilienne a encore aujourd’hui quelques difficultés à regarder la RDA pour ce qu’elle était, un état policier, le pays décrit dans « La vie des autres« , le film de Florian Henckel von Donnersmarck. Imposteurs, Walter Heynowski et Gehrard Scheumann bénéficient au Chili de cette indulgence envers l’Ex-RDA.

À suivre… Note 1 : 

P. 133, le livre "Señales contra el olvido" de Mónica Villarroel et Isabel Mardones témoigne du ridicule de Walter Heynowski et de l'imprudence des auteurs de ce livre qui accordent foi à un témoignage aussi évidemment fantaisiste et malveillant.

P. 133, le livre « Señales contra el olvido » de Mónica Villarroel et Isabel Mardones témoigne du ridicule de Walter Heynowski et de l’imprudence des auteurs de ce livre qui accordent foi à un témoignage aussi évidemment fantaisiste et malveillant.

La scène primitive, l’homme à la tarte (Heynowski, 2003) :

« Durante el viaje, estuvimos en un café donde un mirista entró. Tomó la torta que comian un grupo de señora y se la puso a una mujer en la cara… Asi no se puede ! No se puede forzar a los que no me quieren a amarme. Le dije a Gerhard et él estuvo de acuerdo – en estos cosas al final éramos de la misma opinión – que en este viaje de filmación teniamos que presentar al rival, a la contraparte…

« Pendant le voyage, nous étions dans un café où est entré un miriste [militant du MIR]. Il a pris la tarte que mangeait un groupe de dames et il l’a mis sur la tête de l’une d’entre elles… Ce n’est pas une façon de faire ! On ne peut pas forcer à nous aimer ceux qui ne nous aiment pas. Je l’ai dit à Gehrard et il a été d’accord – sur ces choses nous avions la même opinion – que pendant ce séjour de tournage nous devions présenter l’adversaire, l’autre côté…. « 

Ainsi commence les beaux reportages de Walter Heynowski et Gerhard Scheumann au Chili… Heynowski et Scheumann qui n’ont jamais tourné la moindre interview ou reportage sur « la contraparte », l’autre côté.

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 Textes de Jean-Noël Darde ( jndarde@gmail.com ).

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